Échange culturel et linguistique avec l’École de théâtre de Petrozavodsk

(actualisé le ) par Youlia NELIOUBINA

Alexandre Pouchkine

Depuis une douzaine d’années, le Centre de théâtre de Petrozavodsk organise un festival concours annuel d’interprétation de textes littéraires « Glagol » (le Verbe) destiné aux lycéens. Cette manifestation a pour but d’éveiller l’intérêt pour l’art et la culture russes et de préserver la beauté et la richesse de la langue russe chez les jeunes générations.

L’édition 2011 du festival était consacrée à l’œuvre d’Alexandre Pouchkine, immense poète et écrivain russe. Dans un premier temps, les élèves devaient réciter un poème de Pouchkine de leur choix. Lors du second tour, les participants ont conjointement interprété le roman en vers Eugène Onéguine, une œuvre majeure de la littérature russe.

Cette année, le festival était pour la première fois ouvert aux participants étrangers, et les élèves du lycée Pasteur avaient décidé d’y prendre part.

Pouchkine

Le cas d’Alexandre Pouchkine est unique dans l’histoire de la littérature universelle. En effet, s’il est possible d’étudier les lettres françaises, anglaises, allemandes, italiennes, espagnoles, sans se référer constamment au même écrivain pour expliquer les travaux de ceux qui lui ont succédé, il est impossible de parler des grands auteurs russes sans évoquer celui à qui ils doivent tout. Certes, il existait une littérature en Russie avant Pouchkine, mais la littérature russe proprement dite est née avec lui.

Ses prédécesseurs bornaient leur ambition à copier les modèles occidentaux. Ils s’exprimaient en russe et pensaient en français. Lui, le premier, pensa et s’exprima en russe. Et pourtant, il était un sang-mêlé, puisque son grand-père maternel, Abraham Hannibal, avait été cédé par le sultan de Constantinople à l’ambassadeur de Russie qui recherchait des négrillons débrouillards afin d’égayer la cour de Pierre le Grand. Comblé de prévenances par le tsar, le petit Hannibal, vite surnommé "le Nègre de Pierre le Grand", avait eu une brillante carrière dans son pays d’adoption.

Son petit-fils, Pouchkine, avait hérité de lui, à travers les femmes, d’une physionomie quelque peu africaine : teint basané, tignasse crêpée et œil de feu. Au lieu d’être gêné par ses origines exotiques, Pouchkine en tirait orgueil. Toute sa vie, si brève, si cahoteuse, si inspirée, témoigna de son double besoin de jouir du présent et de créer pour l’éternité.

Très jeune, il s’imposa à l’admiration de ses contemporains et ouvrit de tous côtés les voies où s’engouffrèrent, plus tard, les héritiers de sa pensée. Il ne se contenta pas d’être le plus pur poète lyrique de son siècle. Le théâtre russe était encore bien pauvre : il lui donna Boris Godounov et les "quatre petites tragédies" qu’il négligea de développer. Il s’attaqua à l’histoire russe avec son étude sur l’Émeute de Pougatchev. Il inaugura le roman historique russe avec La Fille du Capitaine, le roman fantastique russe avec La Dame de Pique, la poésie populaire russe avec ses contes en vers du Tsar Saltan et du Coq d’or.

Regardez-le, il est partout à la fois. Et nulle part il ne s’attarde. Quelqu’un l’attend derrière la porte. "Nous sommes tous sortis du Manteau de Gogol", disait Dostoïevski. Mais le Manteau de Gogol n’est-il pas issu du Maître de Poste de Pouchkine, et n’est-ce pas Pouchkine qui a livré à son jeune confrère les sujets des Âmes mortes et du Révizor ? Lermontov n’a-t-il pas découvert sa route en commençant par imiter Pouchkine ? Tourgueniev ne s’est-il pas inspiré de la Tatiana d’Eugène Onéguine pour décrire la jeune fille russe idéale dans ses propres romans ? La Guerre et la Paix de Tolstoï n’est-elle pas une orchestration somptueuse des thèmes esquissés dans La Fille du Capitaine ? Et le "réalisme hallucinant" de Dostoïevski ne se trouve-t-il pas déjà en puissance dans La Dame de Pique ? Il n’est pas absurde de prétendre que tel ou tel écrivain français ne doit rien à Racine, ou à Flaubert, ou à Stendhal, mais tout écrivain russe est, plus ou moins, l’émule de Pouchkine.

Pourtant, cet homme pressé d’écrire était aussi pressé de vivre. Quel chaos que son existence ! Amours fulgurantes, une femme chassant l’autre, passion du jeu, révolte contre le pouvoir impérial, exil à la campagne pour quelques vers satiriques, retour en grâce sous le règne du terrible Nicolas I, mariage avec une jeune beauté à l’œil charmant et à la cervelle vide, tracasseries policières, mondanités, jalousie, ragots... Un brillant officier français, Georges d’Anthès, admis à servir dans l’armée russe, fait une cour assidue à l’épouse du poète. Des lettres anonymes incitent Pouchkine à provoquer l’impudent en duel. Et le plus grand écrivain russe de son époque tombe, à trente-sept ans, frappé à mort par la balle d’un étranger.

La disparition brutale de Pouchkine a servi sa légende. Il n’a pas connu l’empâtement physique et moral, les cheveux blancs, le petit ventre, la faiblesse de la vue, les honneurs enfin. C’est en pleine santé, en pleine force qu’il s’est envolé, arraché par un coup de vent. Il y a un contraste saisissant entre ce destin de désordre et cette œuvre de mesure. S’il avait écrit comme il vivait, Pouchkine eût été un poète romantique, inégal dans son inspiration. S’il avait vécu comme il écrivait, il eût été un homme pondéré, sensible et heureux. Il n’a été ni l’un ni l’autre. Il a été Pouchkine.

Plus d’un siècle et demi après sa disparition, il demeure, pour les Russes, paradoxalement, vivant, avec ses frasques, ses illuminations, sa gouaille et son génie. Et si sa poésie perd - hélas ! - les trois-quarts de son charme dans les traductions, il mérite l’admiration unanime pour ce qui émane encore de lui à travers les écrans trompeurs des langues étrangères. Quand on examine la vie de Pouchkine, on peut y déceler un roman d’amour entre lui et l’Europe. Il avait la nostalgie de l’Occident, souhaitait se rendre en France, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Espagne, évoquait ces pays dans ses œuvres, mais le despotisme de Nicolas 1er lui interdisait de quitter la terre russe. Il avait été fortement marqué par les littératures française et anglaise, mais batailla pendant vingt ans pour échapper à leur influence. Il souffrait en Russie et voulait être russe jusqu’aux racines. Ses premiers vers furent écrits en français et ce fut un Français qui le tua.

Henri Troyat de l’Académie française

Le musée Pouchkine

Pour mieux comprendre qui était Pouchkine, nous avons visité l’appartement où il avait passé les derniers mois de sa vie et qui est transformé en musée depuis 1869. La conférencière qui parlait un français excellent nous a donné des explications très précises sur sa vie, son œuvre, mais aussi le nombre de serfs qu’il possédait (300 environ – ce qui le place très bas dans la hiérarchie – quelques milliers étant le niveau à partir duquel une telle possession devenait notable).

Nous avons aussi vu le divan où est mort Pouchkine, les caricatures qu’il faisait de sa belle-mère et les dessins de son lieu d’exil. La conférencière récitait par cœur des vers du Poète par pages entières !

Le festival

Le festival est inauguré lors d’une très belle cérémonie, ponctuée de discours, de chants et de danses classiques. Nous nous rapprochons de plus en plus de Pouchkine et de son époque.

Lors du deuxième tour, le roman de Pouchkine Eugène Onéguine est lu tour à tour par les élèves français, et par les jeunes Russes.

Nous sommes dans le nouveau théâtre de Petrozavodsk. Un bâtiment moderne séparé de l’ancien théâtre par la place du marché. Ce lieu est privilégié pour les œuvres en Finnois et en Carélien (langue de la région), pourtant aujourd’hui ce ne sera qu’en russe.

Un premier groupe d’enfants est assis en demi-cercle face aux spectateurs. De courts morceaux de piano, des extraits de l’opéra de Tchaïkovski ponctuent ces dictions. Strophe après strophe, chaque élève se lève, s’avance et interprète le texte. Des images apparaissent sur la droite de la scène par intermittence.

Le rendu est impressionnant de qualité, et les Français apportent une contribution qui ne dénote pas. Ils sont plus tendus que les Russes qui pour leur part communiquent un enthousiasme proche de la ferveur.

Nous sommes dans la 4ème et dernière heure. Les talents des jeunes Russes se libèrent, et les dictions sont quasiment jouées, c’est très proche du théâtre grec ancien : debout à tour de rôle face à la salle.

Un chanteur fait son entrée, une basse, avec une très belle voix, accompagné du pianiste, tout aussi brillant depuis le début.

Nous sommes à la fin du roman et bientôt de la représentation. Elena Solntseva, la directrice de l’École, a dirigé de son pupitre cette "orchestration" combinant "poésie mise en scène", chant et musique. Un mélange heureux qui a tenu notre attention depuis ce matin. Le rendu est à la fois très classique et très original.

Après le spectacle, était organisée une table ronde. Une journaliste de la radio carélienne animait ce débat en nous soumettant des questions sur la culture, la langue, mais aussi sur les ressentis de chacun.
Les élèves ont vécu des sentiments de partage qu’ils n’oublieront sans doute pas. Le temps effacera les noms et les visages, mais leur capacité à s’ouvrir et à apprendre des autres cultures est à jamais grandie par cette expérience vécue comme rare par tous, voire exceptionnelle pour certains.

Le bal

Pour clôturer le festival, les élèves ont participé à un bal de XIXe siècle.
Le bal est indissociable de cette époque, c’est un lieu de rencontres et d’amusement mais aussi de décisions importantes, qu’elles concernent une famille seulement ou la nation tout entière. C’est aussi tout un rituel, avec ses règles et ses codes qu les élèves avaient appris à déchiffrer.

Ce festival s’achève. Le titre de ce festival était « Enflamme le cœur des gens par le verbe ». Cette phrase est empruntée au dernier vers du poème « le Prophète » de Pouchkine. Elle était prémonitoire et visionnaire de la part d’Elena l’organisatrice car tous les enfants, comme leurs professeurs et accompagnateurs, se sont enrichis de cette expérience formidable, unique en apport culturel, en échanges humains et en émotions.

Eugène Onéguine

C’est une œuvre majeure de la littérature russe. Une ouvre qui a marqué toute la littérature et la poésie russes, mais aussi tout un chacun car chaque Russe est capable d’en réciter au moins un extrait. Tchaïkovski avait composé un opéra d’après ce roman, il y eut de nombreux films, pièces et ballets.

D’après le grand critique littéraire Belinski, ce roman est "l’encyclopédie de la vie russe". On y découvre en effet une description détaillée et exhaustive de tous les aspects de la vie quotidienne en Russie au début du XIXe siècle : l’éducation, les loisirs, la nourriture, les mœurs, la mode, les sujets de conversation et les centres d’intérêt aussi bien à Moscou et à Saint-Pétersbourg qu’à la campagne, dans les milieux aristocratiques, bourgeois ou paysans, la Russie mondaine et la Russie attachée à ses racines, conservatrice, immuable.

Le héros du roman, Eugène, est un jeune aristocrate de Saint-Pétersbourg. Il passe son temps entre les les théâtres à la mode, les bals, les restaurants très chics et les conquêtes amoureuses. Mais il se lasse de tout, cette vie sans but, cette existence vide de sens le rend dépressif. Il part pour la campagne où il rencontre la fille du voisin, Tatiana, une jeune fille solitaire qui ne connait la vie qu’à travers les romans. C’est le début d’une histoire d’amour tragique.

Eugène est un jeune homme intelligent et ambitieux mais qui ne peut réaliser ses desseins dans la société russe du début de XIXe. Il représente toute une génération de jeunes gens brillants brimés par le pouvoir conservateur et répressif d’Alexandre I. Pouchkine crée ainsi l’archétype de "l’homme de trop", repris ensuite par Groboiédov et Lermontov, Tourguéniev et Gontcharov. Et Tolstoï décrit Pierre, le héros de Guerre et Paix, en ces termes : "Pierre avait cette capacité malheureuse de beaucoup de gens, surtout russes, la capacité de croire en la bonté et la vérité, et en même temps de voir la méchanceté et le mensonge de la vie de manière trop évidente pour pouvoir y prendre part."